GRENACHE

Écrire sur ce cépage me donne toujours un sentiment de légère appréhension…

En effet, le correcteur orthographique de mon traitement de texte n’a de cesse de me faire des remontrances pour me suggérer d’écrire « le » grenache alors que j’ai toujours écrit « la » grenache. Et … si je commettais un crime de lèse-majesté contre la langue française, le cépage et son histoire et me couvrait de ridicule auprès de mes quelques lecteurs fidèles ? Il est vrai que la notion de genre dans la langue française est intuitive et n’obéit pas à des règles particulières. On peut facilement pardonner à un étranger qui veut apprendre la langue de Molière de faire quelques écarts sur le genre mais pour un autochtone c’est presque impardonnable. Même si votre scribe a dû journellement communiquer dans la langue de Shakespeare pendant un quart de siècle … le genre, c’est comme le vélo cela ne s’oublie pas.

Alors LE grenache ou LA grenache ?

Les origines du cépage pourraient-elles nous éclairer ?
Vielles vignes de « garnacha » chez Marañones

C’est un cépage très ancien si on en juge par le nombre impressionnant de ses synonymes¹ . Et on envisage trois origines possibles : la France, l’Espagne et l’Italie. On en cultive 94 250 hectares en France, ce qui en fait le 2ème cépage le plus planté du pays après le merlot. L’Espagne en cultive 75 000 hectares, ce qui en fait le 3ème cépage espagnol le plus planté après le tempranillo (210 000 hectares) et le bobal (85 000 hectares). Et il y a, en Italie, 6 250 hectares cultivés, principalement en Sardaigne sous le nom de cannonau, mais aussi 400 hectares en Vénétie sous le nom de tocai rosso. L’origine de ce cépage se trouve indéniablement dans l’un de ces trois pays. Si c’est la France, alors il faut s’en remettre aux linguistes et le nom est plus que probablement le grenache comme l’indique les correcteurs orthographiques. Si c’est l’Espagne alors, il faut appeler ce cépage la grenache, car il est appelé « la garnacha » en espagnol. Et si c’est l’Italie qui est l’origine alors abandonnons le nom de grenache ou garnacha et appelons le cépage le ou la cannonau car c’est plus que probablement un cépage de la Sardaigne (qui, de toute façon, n’est pas reconnu par les correcteurs orthographiques !).

Pas de cocorico pour La France qui ne revendique pas la paternité du cépage car celui-ci fut d’abord connu sous le nom de garnacha quand il est arrivé dans le Roussillon à la fin du 19ème siècle avant de s’étendre à d’autres régions comme le Languedoc, le Vaucluse et la Provence. Compte tenu de la distribution géographique de la garnacha, que l’on trouve en Aragon, en Castille-la-Manche, en Castille et Léon, en Catalogne, dans La Rioja, à Madrid, en Navarre, à Valence, en Extremadura autant dire presque dans toute l’Espagne, son origine est sans doute espagnole. Cela résout le problème du genre et la traduction française du cépage et votre scribe a raison d’écrire la grenache. David aurait donc gagné contre Goliath. Certes pas de quoi porter un coup fatal à la Silicon Valley mais pas une victoire à la Pyrrhus non plus; un combat loyal de l’être humain contre la machine où pour une fois l’humain sort vainqueur. Mais … mais, alors que l’on pensait le match plié pour les Espagnols, contre toute attente, les Italiens ont décidé de mettre leur grain de sel dans cette affaire et de revendiquer l’origine du cépage sous le nom de cannonau. Pour eux, le cépage serait originaire de la Sardaigne. Et Basta ! Puisque nous ne pouvons pas pousser de cocorico en France pourrions-nous avoir un ‘chicchirichi’ de nos amis Italiens? Quelle outrecuidance quand même … mais les bougres ne sont pas sans arguments. Des relations culturelles et commerciales existent entre la Sardaigne et la péninsule Ibérique depuis plus de 3.000 ans. La Sardaigne fut aussi une colonie Espagnole entre 1479 et 1720. De plus, les références au cépage, soit sous le nom de garnacha, soit sous le nom de cannonau apparaissent au même moment dans la littérature, au mitan du 16ème siècle. L’étymologie pourrait-elle nous aider ? Le nom proviendrait de vernaccia, un cépage italien de grande réputation en Europe au moyen-Âge, ce qui pourrait expliquer que la garnacha est encore appelée bernarcha dans certaines parties de l’Aragon. Mais le nom de la variété pourrait aussi faire référence au mot catalan « garnaxa » qui était la robe portée par les juges royaux (Jancis Robinson/ The Wine Grapes). Bon…Plus de la légende que des faits concrets et quand la légende se mêle à l’histoire cela n’est guère encourageant pour la vérité.

Mais les analyses ADN me direz-vous ?

Pas plus concluant que l’histoire car le parentage du cépage reste à ce jour inconnu donc cela ne fournit aucun indice pour identifier une possible origine. Les variétés anciennes ont tendance à évoluer au fil du temps sans pour autant que leur ADN ne change. On appelle ce phénomène le polymorphisme génétique. Un exemple concret pour ce mot abscons vous fera comprendre facilement de quoi il s’agit. Tous les êtres humains partagent le même ADN mais ils ont des groupes sanguins différents (A, B, AB, O), c’est un exemple classique de polymorphisme génétique. Pour le cépage en question, dont on ne sait plus comment l’appeler à ce stade, il a muté pour produire deux autres biotypes² connus sous le nom de garnacha bianca (blanc) et garnacha roja (grise). Une autre modification s’est aussi produite qui affecte le duvet du dessous de la feuille et cette mutation a donné naissance une garnacha connue sous le nom de garnacha peluda. Mais ce ne sont pas des cépages différents, juste du polymorphisme génétique. Quand les scientifiques sont confrontés à un problème de diversité polymorphique, l’endroit où se trouve la plus grande diversité est le centre de l’origine de la variété. Or toutes les variations (garnacha bianca, roja, garnacha peluda) dues au phénomène de polymorphisme ont été observées en Espagne et pas en Sardaigne. De plus, les études ampélographiques et génétiques ont mis en évidence une plus grande diversité clonale de la garnacha que du cannonau. La messe est donc dite et nous parierons donc plus sur une origine espagnole plutôt qu’Italienne du cépage.

Et je peux donc continuer, à partir de maintenant, à écrire LA grenache avec un certain degré de justifications !

 

Claude Gilois – consultant Valade & Transandine


¹ SYNONYMES PRINCIPAUX POUR LA GARNACHA (GRENACHE): Abundante (Portugal), Alicante ou Licante (Espagne), Aragones (région de Madrid en Espagne), Bernacha Negra, Bois Jaune (France), Cannonao ou Cannonau (Sardaigne en Italie), Crannaxia ou Granaxia ou Vrannaxia (Italie), Garnacha (Ribera del Duero et Catalogne en Espagne), Garnaxa (Catalogne), Gironet (Espagne), Granache (Hérault, Gard, Aude et Pyrénées-Orientales dans le sud-ouest de la France), Granaxa (Aragón en Espagne) , Grenache (France), Grenache Crni (Croatie), Grenache Noir (France), Lladoner (Catalogne), Redondal (Haute-Garonne en France), Ranaccio (Sicilia en Italie), Roussillon (Var et Bouches-du-Rhône en France), Sans Pareil (Basses-Alpes en France), Tinto Basto (Castilla-La Manche en Espagne), Tocai Rosso (province de Vicence en Vénétie dans le nord de l’Italie), Vernaccia Nera (province de Macerata dans les Marches , et aussi l’Ombrie, en Italie).

² Ensemble des caractères permettant de définir différents groupes au sein d’une même espèce.