Cela fait 150 ans que votre famille cultive de la vigne. Qu’est-ce qui vous a poussé à poursuivre cette tradition familiale ? Est-ce que cela est venu dès l’enfance ou plus tard ? Qu’est-ce qui vous passionnait à l’époque et aujourd’hui ?

L’histoire de ma famille a toujours été profondément liée à un lieu, Serradenari, mais pas uniquement à la viticulture. Cette propriété a été initialement achetée en 1870 comme une retraite campagnarde par mon arrière arrière grand père, Alfredo Diatto, célèbre pour avoir fondé une entreprise d’automobiles renommées en Italie (Diatto). Selon la légende familiale, Alfredo s’échappait de Turin pour venir ici avec ses amantes, soulignant ainsi la réputation ancienne du domaine comme un lieu plein de passions ! À cette époque, la propriété abritait non seulement des vignes, mais également des animaux et des arbres fruitiers.

GIULIA NEGRI

La première personne à s’intéresser à la gestion agricole de Serradenari fut ma grand mère, Emma Diatto. Avec Renato Ratti et Paolo Cordero di Montezemolo au début des années 1970, elle contribua à la création de la Fête Du Barolo à La Morra. Son fils, mon grand père Franco, était l’un des directeurs de la société Olivetti. Quand il prit sa retraite, il s’installa à Serradenari, et fut captivé par autre chose : la truffe blanche. Il arracha les vignes pour se consacrer à la culture des truffes, adoptant une approche pour le moins peu conventionnelle. À l’image de la « sélection massale » en viticulture, il procéda à sa propre sélection d’arbres dans notre forêt historique, identifiant ceux produisant des truffes. Il mycorhiza soigneusement ces sélections. Après avoir enlevé les vignes, il les remplaça par ses sélections spéciales d’arbres truffiers, intégrant un système d’irrigation goutte-à-goutte. L’eau de ce système provenait de son propre puit, qui atteignait le niveau de la mer, assurant ainsi une hydratation régulière et contrôlée pour nourrir l’écosystème délicat qu’il créait. Ce projet donna naissance au nom de l’un de nos vignobles : La Tartufaia.
Lorsqu’il décéda en 2001, mon père, avec qui j’ai grandi à Rome, décida de replanter les vignes, non pas dans le but de produire du vin, mais pour vendre la propriété. Cependant, il devint rapidement évident pour la famille qu’il était impossible de se séparer de Serradenari. Le lien familial profond avec cette terre le conduisit à se lancer dans une nouvelle aventure : construire une cave à partir de zéro. Il réalisa tous les investissements fondamentaux, des vignobles aux équipements de la cave. Quand on lui demande si je représente la deuxième génération dans ce parcours viticole, mon père répond souvent : « Giulia, c’est la 1,5ème génération. » Depuis mes 11 ans, j’ai été témoin et j’ai vécu chaque étape de cette transformation.
Pour ma part, mon chemin n’était pas initialement orienté vers le vin. Je suis née à Palerme, j’ai grandi à Rome et j’ai étudié à l’Université Bocconi de Milan. J’ai travaillé dans l’un des principaux centres italiens de recherche contre le cancer et j’étais véritablement passionnée par mon travail. Jamais je n’imaginais me lancer dans le vin jusqu’au moment où j’en fus complètement captivée. En un instant, tout a changé ! J’ai démissionné, quitté Milan et déménagé à La Morra à l’âge de 23 ans.
Ce qui m’a fait tomber amoureuse du vin, c’est de réaliser qu’il s’agit d’une entité vivante. Il est l’enfant de la terre, en constante évolution, incarnant l’essence du lieu, du temps, de l’Homme, de l’histoire et de la culture. Le vin porte un message profond, et bien qu’il nécessite une intervention humaine pour s’exprimer, il reste plus grand et plus sage que nous.
Peu de choses dans ce monde peuvent unir de telles caractéristiques profondes et intimes et les communiquer. Avant cette prise de conscience, le vin n’était pour moi qu’un simple produit — rien de plus. C’est pourquoi j’ai d’abord étudié la biotechnologie. Mais travailler avec la biologie me rappelait sans cesse l’immensité de l’univers et les liens complexes qui le traversent. Cette même perspective m’a attirée vers le vin : sa capacité à capturer le temps et l’espace, sa complexité et le fait qu’il restera toujours, d’une certaine manière, un mystère. Chaque jour, je me sens incroyablement chanceuse d’avoir pu passer d’une passion à une autre. Le vin n’est pas seulement mon métier, c’est une découverte permanente, un apprentissage de toute une vie, et une relation évolutive avec la terre. Et c’est cela qui me passionne aujourd’hui.

En reprenant les 6 hectares de vignes en 2014, vous êtes sortie des sentiers battus avec une idée précise de ce que vous vouliez faire. Quel était votre projet ? Comment est-il né ? Avec les voyages, notamment en Bourgogne ?

Les grands vins sont des vins de terroir, quelle que soit leur origine, leur cépage ou leur style de vinification. Dès le premier jour, mon objectif a été de créer des vins qui parlent de Serradenari, qui reflètent véritablement le vignoble d’où ils proviennent. Lorsque j’ai commencé, une grande partie des discussions autour du Barolo portait encore sur les méthodes d’élevage, modernistes contre traditionalistes. Même aujourd’hui, les conversations tournent souvent davantage autour des techniques de production, des méthodes viticoles et des dogmes rigides, voire des fanatismes quant à la manière de faire le vin, engendrant ainsi l’émergence de factions plutôt que de se concentrer sur le vin lui-même. Je n’ai jamais adhéré à cette approche, qui, selon moi, diminue l’expression véritable du vin. Le vin doit être l’expression du vignoble, et non le reflet d’une méthode ou d’une technique. Mon objectif a toujours été clair : comprendre Serradenari et faire tout mon possible pour laisser ce lieu s’exprimer.
Voyager et échanger avec d’autres vignerons a toujours été, et restera, inestimable. Notamment, mes débuts en Bourgogne, entre 2013 et 2015, ont été une source d’inspiration et d’apprentissage considérable. L’approche adoptée là-bas — considérer le vignoble comme le cœur de tout — m’a profondément influencée et a renforcé ma conviction dans l’importance des vins issus du terroir.
Lorsque j’ai commencé à me dire « Barolo Girl », beaucoup ont mal compris cette appellation, l’interprétant soit comme une déclaration féministe, soit comme un coup de marketing, et je n’ai pas su bien communiquer ce concept.
Pour moi, il n’a jamais été question de cela.
Ce nom nait comme une conséquence des Barolo Boys, dont le mouvement était centré sur des innovations telles que les petits fûts. Pourtant, Barolo Girl n’a pas vocation à affirmer un style ; c’est une philosophie fondée sur la centralité de la terre. La terre doit s’exprimer et, en tant que vignerons, nous nous efforçons de rester aussi invisibles que possible pour que notre style personnel ne masque pas le caractère naturel du terroir. L’objectif est de produire des vins qui racontent authentiquement l’histoire de leur origine.
Cela dit, Barolo Girl ne signifie pas rejeter le changement. Au contraire, il s’agit de comprendre et de respecter l’incroyable héritage que nous avons le privilège de cultiver et honorer la tradition tout en reconnaissant que chaque tradition naît d’innovations passées. Le véritable progrès réside dans l’équilibre entre ces deux éléments ; la tradition et l’innovation ne sont pas des forces opposées, mais les deux faces d’une même pièce. Une vision claire et ouverte permet une amélioration continue, élargissant les possibilités pour mieux respecter et exprimer ce que la nature nous offre. Dans cet esprit, je reste reconnaissante envers ces premiers innovateurs — les Barolo Boys — dont le travail révolutionnaire dans les années 1980 a non seulement fait connaître le Barolo à l’échelle mondiale, mais a aussi posé les bases de la liberté et de la diversité dont bénéficient aujourd’hui tous les vignerons de la région.

Pouvez-vous nous présenter l’endroit où vous êtes et ses particularités ?
GIULIA NEGRI

Serradenari est un site unique au sein de l’appellation Barolo, tant par son altitude que par sa diversité géologique. Le nom Serradenari remonte à l’époque de la peste, lorsque les habitants des villages voisins cherchaient refuge à ce point élevé, le considérant comme un lieu plus sain et plus sûr. En montant, ils serraient contre eux leur argent (denari), les quelques trésors qu’ils possédaient, donnant ainsi naissance au nom de cette terre, symbole de sécurité retrouvée.
Le domaine se compose de 6,5 hectares de vignes, plantées en 2002, et de plus de 10 hectares de forêt centenaire, qui jouent un rôle fondamental dans la structuration de l’écosystème. Les vignobles s’étendent de 546 mètres à 430 mètres d’altitude, faisant de Serradenari l’un des sites viticoles les plus élevés du Barolo.
Beaucoup pensent que l’altitude de Serradenari en fait un site plus frais, mais ce n’est pas tout à fait exact. L’altitude crée en réalité un climat plus tempéré, contribuant à atténuer les phénomènes climatiques extrêmes liés au changement climatique. Les hivers y sont moins rigoureux et les étés moins chauds, permettant ainsi une maturation équilibrée.
Cette modération naturelle est l’une des plus grandes forces de Serradenari : elle fournit des températures plus fraîches, une variation diurne significative et une maturation plus lente, qui, pour moi, sont des facteurs clés aujourd’hui pour respecter et atteindre le point d’équilibre que je recherche dans les grappes.
Les sols de Serradenari sont géologiquement différents, influencés par leur proximité directe avec les Alpes et le Monviso, sans aucun obstacle entre les vignobles et les montagnes. Cette diversité offre des âges, profondeurs, textures et compositions, impactant la rétention d’eau, le développement des racines et, en fin de compte, l’expression des vins.
La combinaison de l’altitude, de la forêt et de la variation des sols rend la sélection parcellaire essentielle tant pour la gestion du vignoble que pour la vinification.
Nous avons la chance de posséder un vignoble riche en biodiversité naturelle, entouré d’un écosystème florissant et intact. Respecter et préserver cette biodiversité est notre objectif principal, guidant chacune de nos décisions.
Depuis le début, l’agriculture biologique a été pratiquée. La terre n’a jamais subi de traitements agressifs, et nous privilégions la vitalité et l’équilibre du sol. Au-delà des vignobles, nous consacrons des efforts importants à l’entretien et à la régénération de notre forêt, afin d’assurer sa santé et sa longévité. Nous pratiquons activement la taille sélective, le nettoyage des sols et la replantation d’arbres pour maintenir l’équilibre naturel de la forêt. Cela est essentiel non seulement pour la biodiversité de la région, mais aussi pour préserver le microclimat qui influence nos vignobles. Un autre élément fondamental de notre domaine est notre bassin naturel, que nous gérons avec soin pour préserver son écosystème. Il constitue une réserve d’eau importante et soutient la flore et la faune locales, contribuant ainsi à l’équilibre global de l’environnement.
Actuellement, nos prochaines recherches se concentreront fortement sur ce que nous appelons le « wood wide web » — le réseau mycorhizien souterrain qui relie arbres, plantes et vignes, leur permettant d’échanger des nutriments et de renforcer leur résilience. Nous pensons que ce système naturel joue un rôle crucial dans le maintien de la santé de nos vignobles.
Chez Serradenari, notre approche repose sur la compréhension et l’adaptation à la nature, plutôt que sur l’imposition de protocoles rigides. Nous ne nous appuyons pas sur des recettes figées pour gérer notre vignoble ; je crois en effet que le véritable travail d’un vigneron consiste à observer et à discerner ce qui est le mieux pour les vignes, année après année et saison après saison, tant les conditions sont changeantes.

Comment pourriez-vous décrire votre travail dans les vignes et dans le chai ? Vous dites que vous êtes une ‘garagista’… Que cela signifie ?
GIULIA NEGRI

En ce qui concerne le terme « garagista », il faisait originellement référence aux vignerons indépendants à petite échelle qui travaillaient dans leur garage — remettant en question les méthodes conventionnelles avec passion et une intervention minimale. Pour moi, cela représente une approche indépendante et pratique qui privilégie l’observation et le respect de la nature plutôt que l’imposition d’un style prédéfini. C’est une façon d’embrasser à la fois la tradition et l’innovation, en prenant des décisions basées sur l’instinct et une observation minutieuse, tout en laissant la terre s’exprimer d’elle-même. Il n’existe pas de style « Giulia Negri » ! Il n’y a qu’un style, celui de Serradenari.
Mon travail, tant dans les vignobles qu’en cave, est guidé par un principe unique : le respect et le soin du lieu où je travaille.
Je me sens incroyablement chanceuse d’être investie d’un trésor caché — Serradenari — un héritage vivant que je continue de cultiver et d’apprendre chaque jour. Mon objectif est de soigner le processus de production autant que possible afin que l’expression originelle des raisins reste respectée après la vinification et le vieillissement. Cela ne signifie pas ne rien faire ; au contraire, cela requiert une attention quasi obsessionnelle aux détails et un engagement constant en faveur de l’amélioration. Je suis convaincue que la beauté de la vinification réside dans le fait qu’on ne peut jamais prétendre avoir parfaitement maîtrisé cet art : il y a toujours une marge d’apprentissage et de perfectionnement pour mieux respecter la nature. Je dis souvent que la terre recèle des mystères inconnus de l’homme. Le vin est vivant, c’est un fils de la terre qui évolue chaque jour.

D’un point de vue technique, mon approche de la vinification repose sur une intervention minimale. Pour moi, l’équilibre et l’harmonie sont des qualités inhérentes aux grappes et au vin dès le départ. Elles ne résultent pas des techniques de vinification ou du vieillissement, mais constituent un état naturel que nous devons préserver. Cela rend le moment précis de la vendange absolument crucial. L’altitude et la maturation lente, caractéristiques de Serradenari, offrent un avantage significatif pour capturer et maintenir cette élégance innée, qui forme la base même de nos vins. D’un point de vue technique ceci m’a conduit à des longues macérations de environ 40 – 50 jours en moyenne , avec le minimum de remontages nécessaires, et à un patient élevage de 30 mois en fûts de 25 hl .
Concernant l’utilisation du chêne, nous n’utilisons plus le chêne de Slavonie. Nous avons opté depuis plusieurs années pour le chêne autrichien. Je suis tombée amoureuse du Nebbiolo pour son élégance et sa complexité phénolique, ce qui m’a conduit à une obsession pour la maturité phénolique. J’ai constaté que, bien que les tanins à Serradenari soient très présents, ils sont naturellement arrondis. Le chêne de Slavonie avait tendance à apporter une rusticité indésirable à nos vins, alors que chacun de mes choix visait à insuffler cette élégance naturelle dans la bouteille. En revanche, le chêne autrichien, issu de forêts sélectionnées riches en calcaire et à grain fin, offre une micro-oxygénation plus lente et contrôlée. Cela souligne la tension et la structure naturelles de nos vins, leur permettant d’évoluer gracieusement au fil du temps.

Cela fait donc 10 ans que vous cultivez avec brio à La Morra, quels seraient vos souhaits pour les dix prochaines années ?

Je dis souvent que Serradenari est une « start-up antique ». Son histoire remonte à plusieurs siècles, et pourtant, depuis dix ans à La Morra, nous construisons et affinons notre vision ici. Durant ces dix années, nous avons traversé une période incroyablement difficile, jalonnée de compromis. Concilier le rêve de produire un vin sans compromis avec la réalité d’investissements importants, la constitution d’une équipe, et la nécessité d’assurer la viabilité économique du projet a été exigeant. Pourtant, malgré ces obstacles, nous avons su maintenir notre vision, et je suis convaincue que la phase embryonnaire de notre start-up est désormais derrière nous.
En effet, 2025 marquera ma 12ᵉ vendange à Serradenari. En regardant vers la prochaine décennie, le véritable défi commence : continuer à hausser la barre de qualité année après année. Pour moi, un grand producteur se définit par la constance de ses vins au fil du temps. Une constance que seules des vendanges, les unes après les autres, peuvent confirmer. Mon principe directeur a toujours été : « La meilleure vendange sera toujours la prochaine. » Je suis prête à prendre plus de risques, même si cela signifie affronter des pertes plus importantes, car pousser nos limites est le seul moyen d’évoluer véritablement.
Je prévois de pouvoir enfin consacrer une énergie plus sereine à l’aspect production de cette aventure. Ma passion pour faire le vin à Serradenari résulte d’une relation longue et évolutive avec ce lieu unique. À chaque vendange, chaque millésime, je découvre quelque chose de nouveau, et je crois que seul le temps révélera la véritable valeur ajoutée de la culture de ces vins. C’est un amour qui, comme toute relation durable, doit être soigneusement préservé et continuellement entretenu. J’ai appris de mes erreurs et j’apprends encore chaque jour. En regardant en arrière, il y a beaucoup de choses que j’aurais pu faire différemment, mais je ne les regrette pas. Elles constituent l’histoire de ce domaine : un processus d’essais, d’erreurs et d’évolution constante. Ayant grandi dans une famille marquée par une curiosité irréductible, on m’a appris l’importance de la liberté : la liberté de changer de chemin à tout moment, d’explorer de nouvelles idées et de ne jamais se sentir confiné. Cette liberté alimente ma curiosité inlassable, me permettant d’apprendre dans des domaines variés — de la physique et des sciences à l’art et à la littérature — ce qui enrichit à son tour mon approche de la vinification.
En fin de compte, mon rêve pour les dix prochaines années serait de voir Serradenari devenir une référence dans le Barolo, un lieu où, millésime après millésime, le vin parle de la terre avec son âme et son caractère uniques. Je souhaite continuer à consacrer toute mon énergie à préserver et renforcer ce lien profond avec Serradenari, afin que chaque bouteille reflète le soin, la passion et l’apprentissage continu qui définissent notre parcours.